PARLONS BOXE

« Panama » Al Brown et Jean Cocteau : le couple improbable 

 

« Je m’étais attaché à ce boxeur parce qu’il me représentait une sorte de poète, de mime, de sorcier qui transportait entre les cordes la réussite parfaite d’une des énigmes humaines : le prestige de la présence » écrit, l’artiste aux multiples talents Jean Cocteau (1889-1963), à propos du boxeur panaméen Alfonso Téofilo Brown (1902-1951), plus connu comme « Panama » Al Brown.

 

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1. Portrait de Jean Cocteau, 1923 - Source gallica.bnf.fr / BnF
2. Portrait de Panama Al Brown, 1927 - Source gallica.bnf.fr / BnF

 

Fin de l’été 1926, Panama quitte New York pour débarquer à Paris. Plusieurs raisons de ce départ. Fuir l’Amérique raciste, conquérir l’Europe avec ses talents de boxeur dans la catégorie des poids coqs et découvrir Paris, la ville de tous les excès. Panama est enrôlé par Jeff Dickson, le célèbre Américain qui organise les grandes réunions de boxe dans les meilleurs salles de la capitale. 10 novembre 1926, premier combat et victoire convaincante par KO à la mythique salle Wagram. Al Brown enchaine les victoires avec des adversaires coriaces au Cirque d’Hiver, au Vél d’Hiv (Vélodrome d’hiver). Il commence à se faire un nom dans le milieu du pugilat et dans le cercle des artistes. Il séduit autant par ses dispositions de « danseur du ring » que ses goûts pour les lieux de spectacle. L’artiste peintre-dessinatrice Adrienne Jouclard croque merveilleusement la silhouette du combattant.

 

Panama devient une célébrité internationale (premier champion du monde hispanique) et surtout parisienne. Il fréquente avec entrain le Tout Paris, puissant et mondain. Il fascine, interpelle parce qu’il est loin des clichés de la vie d’un boxeur professionnel. Panama sillonne le quartier de Montmartre, habite la banlieue chic de Maisons-Laffitte, possède des chevaux de course, il est habillé par de grands couturiers, adore boire du champagne, fume le cigare, fréquente le Cercle Haussmann (lieu de jeux de paris). A Montmartre, on le voit aux côtés d’Ernest Hemingway, Scott Fitzgerald, Pablo Picasso, Fred Astaire ou Mistinguett. On l’aperçoit fréquemment dans les hauts lieux de la communauté mi-musicien-mi-boxeur noire venue des Etats-Unis, d’Amérique latine, d’Afrique ou des Antilles. La presse s’extasie de ses virées dansantes à la Cabane cubaine, à la Boule blanche, au Bal de la rue Blomet, à la Revue nègre la salle de spectacle où apparaît Joséphine Baker. Al Brown, au même titre que Joséphine Baker incarneront le « Paris noir » des Années folles.

 

 

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1. Combat au Vel d'Hiv Criqui contre Al Brown, 1927 - Source gallica.bnf.fr / BnF
2. Dessin d'Adrienne Jouclard, 1930 - Coll. Musée National du Sport

3. Al Brown fait un tour d'honneur au Vel d'Hiv, 1928 - Source gallica.bnf.fr / BnF

 

 

Comme il est souvent le cas dans la boxe, l’excès d’une vie de débauche est incompatible avec la pérennité d’excellents résultats sur le ring. Au milieu des années 1930, il est sur le déclin : perd son titre mondial, sombre dans la drogue, est affaibli par une syphilis, rencontre d’énormes difficultés financières et la vieillesse fait son effet sur son corps meurtri. Celui que l’on surnomme « la libellule des rings » est méconnaissable. Il s’éloigne des salles de boxe. C’est à ce moment qu’il rencontre Jean Cocteau. La scène se déroule au Caprice viennois, dans le IXème arrondissement parisien, lieu de ralliement des artistes. C’est un coup de foudre. Le bourgeois de Maison-Laffitte rencontre l’enfant des quartiers malfamés de Colon. Ils discutent. Panama se confie. L’artiste, peu intéressé par la boxe, perçoit dans les mots de l’athlète, tout juste déchu de son titre mondial (empoisonné par son propre entraîneur), quelqu’un de profondément bouleversé, écœuré par le monde de la boxe.

 

 

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1. Au centre Panama Al Brown et Jean Cocteau tenant une ombrelle ©

 

 

Certainement poussé par la passion amoureuse, Cocteau décide de réunir toutes les conditions pour un retour triomphant sur les rings. Il s’investit totalement pour Al Brown, devenu son modèle d’inspiration. Cocteau se transforme en pygmalion. Cocteau s’endette, joue de ses relations (demande  notamment l’aide de Coco Chanel), paye une cure de désintoxication à la clinique Sainte-Anne, supervise les méthodes d’entrainement… Ainsi naît une vraie complicité. L’auteur des « Enfants terribles » se prend de passion pour ce boxeur noir, plutôt pour ce corps noir dont il vante la beauté et l’extrême sensualité. Le Tout Paris découvre ce couple improbable. Chez Cocteau, l’écriture lyrique devient lieu d’amour déclaré. Tandis que Al Brown n’exposera jamais en public cette union, craignant certainement les comportements haineux. Il fallait avoir un sacré courage pour un boxeur de minimiser le racisme et l’homophobie. Cocteau et Al Brown sont victimes de critiques, de quolibets extrêmement violents des milieux de la boxe et des artistes. Une partie de la presse ne se cache pas pour pointer les « côtés maléfiques » de ces deux « drogués à l’opium, homosexuels, sexuellement dépravés ». Le monde de la boxe stigmatise ce combattant dévirilisé pour son homosexualité. Sacrilège !  

 

Finalement, le couple dure le temps (deux ans) qu’il faut à Al Brown pou revenir à la boxe, reconquérir son titre de champion du monde (1938) et terminer sa carrière française par une victoire (1939). Le poète a réussi son pari insensé. Al Brown est redevenu un champion-modèle. 

Cocteau trouva une complicité artistique : « Al Brown est un mystère. Dans le domaine de la boxe et dans celui des lettres, nous parlons la même langue » avoue t-il. L’art, la boxe, en y ajoutant l’amour peuvent faire de belles et heureuses histoires.

 

 

 

Générique du documentaire COCTEAU - AL BROWN, LE POÈTE ET LE BOXEUR réalisé par François Lévy-Kuentz, 2020
Écrit par Stéphan Lévy-Kuentz et François Lévy-Kuentz - Avec la voix de Gaspard Ulliel